J’étais le chef de soixante-dix guerriers expérimentés, mais également de cent dix jeunes que j’avais entraînés durant l’hiver. Ils constituaient presque un tiers des lanciers de la Dumnonie, pourtant seuls seize d’entre eux semblaient prêts à se mettre en marche à l’aube. Les autres étaient ivres morts ou si malades qu’ils ne tinrent aucun compte de mes jurons et de mes coups. Issa et moi, nous traînâmes les plus mal en point jusqu’au ruisseau et nous les jetâmes dans l’eau glacée, mais cela ne servit pas à grand-chose. Je ne pouvais qu’attendre, heure par heure, que d’autres hommes recouvrent leurs esprits. Une vingtaine de Saxons sobres auraient pu, ce matin-là, dévaster Dun Caric.

Les feux d’alarme brûlaient toujours pour nous dire que l’ennemi arrivait et j’éprouvais un terrible sentiment de culpabilité pour avoir si vilainement laissé tomber Arthur. Plus tard, j’appris que presque tous les guerriers de Dumnonie étaient ivres morts ce matin-là, et que les cent vingt hommes de Sagramor, restés sobres, s’étaient repliés docilement devant les armées saxonnes, mais le reste d’entre nous se traînaient, secoués de haut-le-cœur, le souffle court, et lapaient de l’eau comme des chiens.

À la mi-journée, la plupart de mes hommes étaient debout, mais pas tous, et seuls un très petit nombre semblaient en état d’entamer une longue marche. Mon armure, mon bouclier et mes lances de guerre furent chargés sur un cheval de bât tandis que dix mules porteraient les paniers de nourriture que Ceinwyn avait remplis durant la matinée. Elle attendrait à Dun Caric, soit la victoire, soit, plus probablement, un message lui disant de fuir.

Puis, peu après midi, tous mes plans furent changés. Un cavalier arriva du sud sur un cheval couvert de sueur. C’était Einion, le fils aîné de Culhwch, et il avait poussé sa monture jusqu’à l’épuisement dans ses efforts frénétiques pour nous joindre. Il tomba presque de sa selle. « Seigneur », dit-il en suffoquant, puis il trébucha, retrouva son équilibre et me salua pour la forme. Durant quelques battements de cœur, il manqua trop de souffle pour pouvoir parler, puis les mots jaillirent en désordre de sa bouche tant son excitation était grande ; il avait désiré si ardemment délivrer son message et tant escompté la dimension dramatique de cet instant qu’il fut totalement incapable de s’exprimer clairement, mais je compris tout de même que des Saxons avaient envahi le sud.

Je le conduisis à un banc et l’y fis asseoir. « Bienvenue à Dun Caric, Einion ap Culhwch, et répète-moi cela.

— Seigneur, les Saxons ont attaqué Dunum. »

Alors Guenièvre ne s’était pas trompée, l’ennemi nous attaquait par le sud. Ils étaient venus du pays de Cerdic, au-delà de Venta, et avaient pénétré profondément en Dumnonie. Dunum, notre forteresse voisine de la côte, était tombée hier à l’aube. Culhwch l’avait abandonnée plutôt que de voir ses cent hommes écrasés et maintenant, il reculait devant l’ennemi. Einion, aussi trapu que son père, me regardait tristement. « Ils sont si nombreux. Seigneur. »

Les Saxons nous avaient dupés. D’abord, ils nous avaient convaincus qu’ils se porteraient sur les rives de la Tamise, et puis ils avaient attaqué pendant notre nuit de fête, sachant que nous pourrions prendre les feux d’alarme lointains pour les flammes de Beltain, et voilà qu’ils étaient maintenant lâchés sur notre flanc sud. Aelle descendait le fleuve à marche forcée pendant que les troupes de Cerdic se déchaînaient librement près de la côte. Einion n’était pas certain que ce dernier menait l’attaque en personne, car il n’avait pas vu son enseigne, le crâne de loup peint en rouge attaché par des lanières faites de la peau d’un homme écorché vif, mais l’étendard de Lancelot avec le pygargue tenant un poisson dans ses serres. Culhwch croyait que ce dernier menait ses propres partisans en sus de deux ou trois cents Saxons.

« Où étaient-ils lorsque tu es parti ? demandai-je.

— Toujours au sud de Sorviodunum, Seigneur.

— Et ton père ?

— Il était dans la ville, Seigneur, mais il n’osera pas s’y laisser piéger. »

Ainsi Culhwch livrerait la forteresse de Sorviodunum plutôt que d’affronter un siège. « Veut-il que je le rejoigne ?

— Non, Seigneur. Il a envoyé un message à Durnovarie, pour dire à ceux qui sont là de partir pour le nord. Il pense que vous devriez assurer leur protection jusqu’à Corinium.

— Qui est à Durnovarie ?

— La princesse Argante, Seigneur. »

Je jurai à voix basse. On ne pouvait abandonner la nouvelle épouse d’Arthur à l’ennemi et je compris ce que Culhwch suggérait. Il savait qu’on ne pouvait pas arrêter Lancelot, aussi voulait-il que je me porte au secours des personnes de valeur qui se trouvaient au cœur de la Dumnonie et que je batte en retraite jusqu’à Corinium pendant que Culhwch tentait de ralentir l’ennemi. C’était une stratégie de fortune, désespérée, et pour finir nous devrions céder la plus grande partie de la Dumnonie à l’ennemi : il y avait encore une chance que nous puissions tous nous rassembler à Corinium pour participer à la bataille d’Arthur, pourtant, en sauvant Argante, je renonçais au plan de mon chef qui aurait consisté à harceler les Saxons dans les collines du sud de la Tamise. C’était grand dommage, mais la guerre se déroule rarement selon nos plans.

« Arthur sait tout cela ? demandai-je.

— Mon frère fait route pour l’en avertir », m’affirma Einion, ce qui signifiait qu’Arthur n’était toujours pas au courant. Le messager n’atteindrait pas Corinium, où Arthur avait passé Beltain, avant la fin de l’après-midi. Pendant ce temps, Culhwch était perdu quelque part au sud de la grande plaine et l’armée de Lancelot... où donc ? Aelle marchait sans doute vers l’ouest, et peut-être Cerdic l’accompagnait-il, ce qui signifiait que, soit Lancelot continuerait le long de la côte et s’emparerait de Durnovarie, soit il se tournerait vers le nord et poursuivrait Culhwch jusqu’à Caer Cadarn et Dun Caric. Dans l’un et l’autre cas, cette région fourmillerait de lanciers saxons dans trois ou quatre jours.

Je fournis à Einion un cheval frais et le chargeai d’un message pour Arthur, l’avertissant que j’accompagnerais Argante à Corinium, mais suggérant qu’il envoie des cavaliers à notre rencontre, à Aquae Sulis, pour hâter la fuite de son épouse vers le nord. J’envoyai Issa et cinquante de mes meilleurs hommes à Durnovarie. Je leur ordonnai de n’emporter que leurs armes afin de chevaucher rapidement, et j’avertis mon second qu’il pouvait s’attendre à rencontrer sur la route Argante et d’autres fugitifs de Durnovarie. Il devait les amener tous à Dun Caric. « Avec de la chance, lui dis-je, tu seras de retour ici demain, à la tombée du jour. »

Ceinwyn fit ses préparatifs de départ. Ce n’était pas la première fois qu’elle fuyait à cause de la guerre et elle savait que ses filles et elle ne pouvaient sauver que ce qu’elles étaient capables de porter. Il fallait abandonner tout le reste, aussi deux lanciers creusèrent un trou au versant de la colline et mon épouse y cacha nos objets d’or et d’argent ; ensuite mes hommes le comblèrent et remirent les touffes d’herbe en place. Les villageois traitèrent de même les pots, les pelles, les pierres à aiguiser, les fuseaux, les tamis, tout ce qui était trop lourd à emporter et trop précieux pour qu’on le perde. Dans toute la Dumnonie, on enterrait ses biens.

Je ne pouvais plus faire grand-chose à Dun Caric, sauf attendre le retour d’Issa, aussi me rendis-je à Caer Cadarn et à Lindinis. Nous entretenions une petite garnison à Caer Cadarn, non pour des raisons militaires, mais parce qu’il fallait bien garder notre palais royal. Elle se composait d’une vingtaine de vieux soldats, la plupart estropiés, et cinq ou six seulement pourraient s’avérer utiles dans un mur de boucliers, mais je leur ordonnai tout de même de se rendre à Dun Caric, puis je tournai ma jument vers Lindinis.

Mordred avait subodoré l’affreuse nouvelle. Les rumeurs circulent à une vitesse inimaginable à la campagne et, bien qu’aucun messager ne soit arrivé au palais, il comprit pourquoi je venais. Je m’inclinai et lui demandai poliment de se préparer à quitter le palais sur-le-champ.

« Oh, c’est impossible ! » dit-il. Son visage rond trahissait la joie qu’il éprouvait à voir le chaos menacer la Dumnonie. Mordred se réjouissait toujours dans le malheur.

« Impossible, Seigneur Roi ? »

Il montra de la main la salle du trône pleine de meubles romains, dont beaucoup étaient abîmés ou avaient perdu leurs marqueteries, mais qui demeuraient beaux et luxueux. « J’ai des choses à emmener, des gens à voir. Demain, peut-être ?

— Vous partez à cheval pour Corinium dans une heure, Seigneur Roi », dis-je inflexiblement. Il était important que Mordred ne tombe pas aux mains des Saxons, ce qui expliquait pourquoi je m’étais rendu ici au lieu d’aller à la rencontre d’Argante. Si Mordred était resté, il aurait sans nul doute pu servir les desseins d’Aelle et de Cerdic, et il le savait. Un moment, il parut sur le point de discuter, puis il m’ordonna de sortir de la pièce et cria à un esclave de lui apporter son armure. Je cherchai Lanval, le vieux lancier qu’Arthur avait mis à la tête des gardes du roi. « Prends tous les chevaux qui sont à l’écurie, lui dis-je, et escorte ce petit bâtard à Corinium. Tu le remettras personnellement à Arthur. »

Mordred partit dans l’heure. Le roi chevauchait en armure, son étendard au vent. Je faillis lui ordonner d’enrouler ce dernier, car la vue du dragon ne ferait qu’éveiller encore plus de rumeurs dans le pays, mais peut-être n’était-ce pas une mauvaise chose de propager l’alarme, car les gens avaient besoin de temps pour se préparer à partir et cacher leurs biens. Je regardai les chevaux du roi franchir le portail et tourner vers le nord, puis je rentrai dans le palais où l’intendant, un lancier boiteux du nom de Dyrrig, criait aux esclaves de rassembler les trésors. On emporta les candélabres, les pots et les chaudrons dans le jardin pour les dissimuler dans un puits à sec, tandis qu’on empilait la literie, le linge et les vêtements sur des chariots pour les cacher dans les bois. « Les meubles peuvent rester, dit amèrement Dyrrig, les Saxons en feront ce qu’il leur plaira. »

J’errai dans le palais et tentai de me représenter les Saïs poussant des cris de joie entre les piliers, cassant les sièges fragiles et brisant les mosaïques délicates. Lequel s’installera ici ? me demandai-je. Cerdic ? Lancelot ? Plutôt ce dernier car les Saxons semblaient n’avoir aucun goût pour le luxe romain. Ils laissaient à l’abandon des endroits comme Lindinis et bâtissaient à côté leurs demeures en bois aux toits de chaume.

Je m’attardai dans la salle du trône, imaginant les murs recouverts de ces miroirs que Lancelot aimait tant. Il vivait dans un monde de métal poli afin de pouvoir admirer sans cesse sa propre beauté. Peut-être Cerdic abattrait-il le palais pour montrer que l’ancien monde des Bretons avait pris fin et que le nouveau règne brutal des Saxons commençait. Ce moment de mélancolique apitoiement sur notre ruine fut interrompu par l’arrivée de Dyrrig, traînant sa jambe estropiée. « Je sauverai les meubles si vous le souhaitez, dit-il d’un air peu enthousiaste.

— Non. »

Dyrrig s’empara d’une couverture abandonnée sur une couche. « Le petit bâtard a laissé ici trois filles dont l’une est enceinte. Je suppose qu’il faut que je leur donne de l’or. Lui s’en est bien gardé. Qu’est-ce que c’est que ça ? » Il s’était arrêté derrière le fauteuil sculpté qui servait de trône à Mordred ; je le rejoignis et vis un trou dans le sol. « Ce n’était pas là, hier », insista Dyrrig.

Je m’agenouillai et découvris qu’on avait détaché toute une partie de la mosaïque ; une des grappes de raisin qui encadraient le motif central, représentant un dieu couché servi par des nymphes, avait été soigneusement ôtée ; les petits carreaux avaient été collés sur un morceau de cuir découpé en forme de grappe, et la couche de briques romaines sur laquelle il reposait gisait maintenant éparpillée sous le fauteuil. Cette cachette donnait accès aux conduits de l’ancien chauffage courant sous le sol.

Quelque chose scintillait au fond ; je me penchai et, tâtonnant dans la poussière et les débris, je récupérai deux petits boutons en or, un lambeau de cuir et ce que j’identifiai, avec une grimace, comme des crottes de souris. Je m’essuyai les mains et tendis l’un des boutons à Dyrrig. L’autre, que j’examinai, portait un visage barbu, belliqueux, coiffé d’un heaume. C’était un travail grossier, mais que l’intensité du regard rendait saisissant. « Du travail de Saxon, dis-je.

— Celui-là aussi, Seigneur. » Son bouton était presque identique au mien. Je regardai de nouveau dans la cavité, mais ne vis rien d’autre. Mordred y avait sûrement caché un trésor, mais une souris ayant grignoté le sac en cuir, lorsque notre roi avait repris le magot, deux boutons en étaient tombés.

« Pourquoi est-ce que Mordred possède de l’or saxon ? demandai-je.

— C’est à toi de me le dire, Seigneur », répondit Dyrrig en crachant dans le trou.

Je calai les briques romaines sur les arceaux de pierre qui soutenaient le sol, puis remis en place le morceau de cuir et son motif de mosaïque. Je devinais pourquoi Mordred possédait cet or et je n’aimais pas la réponse à ma question. Il était là lorsque Arthur avait exposé ses plans de campagne et c’était pour cela que les Saxons avaient pu nous envahir par surprise. Ils savaient que nous allions concentrer nos forces sur la Tamise et nous avaient laissé croire que c’était là qu’ils attaqueraient, pendant que Cerdic rassemblait lentement et secrètement ses forces dans le sud. Notre roi nous avait trahis. Je ne pouvais en être certain car deux boutons en or ne constituaient pas une preuve, mais c’était tristement vraisemblable. Mordred voulait récupérer le pouvoir et même si Cerdic ne le lui rendait pas dans sa totalité, il se vengerait d’Arthur, ce dont il mourait d’envie. « Comment les Saxons ont-ils pu communiquer avec Mordred ? demandai-je.

— C’est simple, Seigneur. Il y avait constamment des visiteurs. Des marchands, des bardes, des jongleurs, des filles.

— On aurait dû lui trancher la gorge, dis-je avec amertume en rangeant les boutons dans ma poche.

— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

— Parce qu’il est le petit-fils d’Uther et qu’Arthur ne l’aurait pas permis. » Arthur avait juré de le protéger et ce serment le liait pour la vie. En outre, Mordred était notre roi légitime, dans ses veines courait le sang de tous nos souverains, en remontant jusqu’à Beli Mawr lui-même, et bien qu’il fût corrompu, ce sang était sacré. « Mordred se doit de faire pondre un héritier à une épouse convenable, mais une fois qu’il nous aura donné un nouveau roi, il serait bien avisé de porter un collier de fer.

— Pas étonnant qu’il ne se marie pas, dit Dyrrig. Et qu’arrivera-t-il s’il demeure célibataire ? Supposons qu’il n’ait pas d’héritier ?

— C’est une bonne question, mais battons les Saxons avant de nous soucier d’y répondre. »

Je laissai Dyrrig dissimuler le vieux puits sec avec des broussailles. J’aurais pu revenir tout droit à Dun Caric car j’avais réglé les problèmes urgents ; Issa était en route pour conduire Argante à l’abri, Mordred était parti pour le nord, mais moi j’avais encore un travail à terminer, aussi j’empruntai la Voie du Fossé qui longeait les grands marécages et les lacs bordant Ynys Wydryn. Les fauvettes menaient grand tapage parmi les roseaux tandis que les martinets épineux s’affairaient à picorer de pleines becquées de boue pour construire de nouveaux nids sous nos avant-toits. Les coucous lançaient leur appel, perchés dans les saules et les bouleaux qui bordaient les marais. Le soleil brillait sur la Dumnonie, les chênes portaient leur nouvelle livrée verte et les prés, à ma gauche, brillaient de primevères et de pâquerettes. Je ne chevauchai pas vite et laissai ma jument aller à l’amble ; à quelques lieues au nord de Lindinis, je m’engageai sur la levée de terre qui menait à Ynys Wydryn. Jusqu’à maintenant, j’avais servi les intérêts d’Arthur en assurant la sécurité d’Argante et celle de Mordred, mais maintenant, j’allais risquer son déplaisir. Ou peut-être faisais-je ce qu’il avait toujours désiré que je fasse.

Je me rendis au sanctuaire de la Sainte-Épine, où je trouvai Morgane se préparant à partir. Elle n’avait pas reçu de nouvelles précises, mais la rumeur avait fait son œuvre et elle savait qu’Ynys Wydryn était menacé. Je lui dis le peu que je savais, et elle me regarda d’un air interrogateur derrière son masque doré. « Où est mon époux ? demanda-t-elle d’un ton perçant.

— Je l’ignore, Dame. » Autant que je le savais, Sansum était toujours prisonnier chez Emrys, à Durnovarie.

« Tu l’ignores et tu t’en moques, fit-elle d’un ton brusque.

— En vérité, Dame, je ne le sais pas. Mais je suppose qu’il va fuir vers le nord, comme tout le monde.

— Alors, dis-lui que nous sommes partis en Silurie. A Isca. » Morgane, naturellement, s’était préparée à cette crise. Prévoyant l’invasion saxonne, elle avait emballé les trésors du sanctuaire, des bateliers étaient prêts à les transporter sur le lac, ainsi que les chrétiennes, bien sûr, jusqu’à la côte où d’autres bateaux attendaient pour leur faire franchir la mer de Severn jusqu’en Silurie. « Et dis à Arthur que je prie pour lui, ajouta Morgane, même s’il ne mérite par mes prières. Dis-lui aussi que sa putain est en sécurité avec moi.

— Non, Dame », dis-je, car c’était pour cela que j’avais chevauché jusqu’à Ynys Wydryn. Même aujourd’hui, je ne sais pas vraiment pourquoi je n’ai pas laissé Guenièvre partir avec Morgane, mais je pense que les Dieux m’ont guidé. Ou n’était-ce pas plutôt parce que, dans cette confusion, tandis que les Saxons mettaient en lambeaux tous nos préparatifs, je voulais offrir un dernier cadeau à Guenièvre. Nous n’avions jamais été amis, mais dans mon esprit, je l’associais aux temps heureux, et même si sa sottise était la cause de nos malheurs, j’avais vu combien Arthur avait vieilli depuis son éclipse. Ou peut-être savais-je qu’en ces temps affreux, nous avions besoin d’âmes fortes et qu’il y avait peu de femmes aussi coriaces que Guenièvre, la princesse d’Henis Wyren.

« Elle part avec moi ! insista Morgane.

— J’ai des ordres d’Arthur », lui rétorquai-je, et cela régla la question, bien qu’en vérité ceux-ci fussent terribles et vagues. Si Guenièvre était en danger, je devais aller la chercher ou peut-être la tuer ; je venais d’opter pour la première alternative, mais au lieu de la mettre en sécurité, de l’autre côté de la Severn, j’allais l’amener au cœur de ce danger.

« On dirait presque un troupeau de vaches effrayées par des loups », dit-elle lorsque j’entrai dans sa chambre. Elle était à la fenêtre d’où elle pouvait voir les femmes de Morgane faire la navette en courant entre les bâtiments et les bateaux. « Que se passe-t-il, Derfel ?

— Vous aviez raison, Dame. Les Saxons nous attaquent par le sud. » Je décidai de ne pas lui révéler que c’était Lancelot qui menait cet assaut.

« Vous croyez qu’ils vont venir jusqu’ici ?

— Je l’ignore. Je sais seulement que nous ne pouvons défendre que l’endroit où se trouve Arthur, et il est à Corinium.

— En d’autres termes, dit-elle avec un sourire, tout n’est que confusion ? » Elle rit, pressentant les possibilités qu’offrait ce désordre. Elle portait ses vêtements habituels, en grosse toile bise, mais le soleil qui brillait par la fenêtre ouverte prêtait une aura d’or à ses splendides cheveux roux. « Alors, qu’est-ce qu’Arthur veut faire de moi ? »

La mort ? Non, décidai-je, il n’avait jamais vraiment voulu cela. Ce qu’il souhaitait, son âme orgueilleuse ne lui permettait pas de le concevoir clairement. « J’ai seulement reçu l’ordre de venir vous chercher, Dame.

— Pour aller où, Derfel ?

— Vous pouvez traverser la Severn avec Morgane ou m’accompagner. J’emmène des gens à Corinium et, de là, vous pourrez vous rendre à Glevum. Vous y serez en sécurité. »

Elle quitta la fenêtre et s’assit dans un fauteuil, à côté de l’âtre vide. « Des gens, dit-elle, détachant ce mot de ma phrase. Qui, Derfel ? »

Je rougis. « Argante. Ceinwyn, bien sûr. »

Guenièvre rit. « J’aimerais bien faire la connaissance d’Argante. Tu crois que me rencontrer lui ferait plaisir ?

— J’en doute, Dame.

— J’imagine qu’elle préférerait me voir morte. Alors, je peux me rendre avec toi à Corinium, ou aller en Silurie avec ces rosses de chrétiennes ? Je crois avoir entendu assez d’hymnes pour toute ma vie. Et puis, c’est à Corinium que nous attendent le plus d’aventures, qu’en penses-tu ?

— J’en ai peur, Dame.

— Peur ? Oh, ne crains rien, Derfel. » Elle rit, avec une gaieté stimulante. « Vous oubliez tous comme Arthur donne le meilleur de lui-même quand les choses tournent mal. Ce sera une joie de le regarder faire. Alors, quand partons-nous ?

— Maintenant, ou plutôt dès que vous serez prête. »

— Je le suis, dit-elle joyeusement. Cela fait un an que je suis prête à quitter cet endroit.

— Vos servantes ?

— On trouve toujours d’autres domestiques, lâcha-t-elle négligemment. Partons ! »

Je n’avais qu’un cheval, aussi, par politesse, je le lui offris, me résignant à quitter le sanctuaire à pied. J’ai rarement vu visage aussi rayonnant que celui de Guenièvre en ce jour. Depuis des mois, elle était enfermée dans les murs d’Ynys Wydryn et, soudain, elle se retrouvait à cheval en plein air, entre les bouleaux au feuillage tout neuf, sous un ciel que ne limitait plus la palissade de Morgane. Nous grimpâmes jusqu’à la levée, au-delà du Tor, et lorsque nous fûmes sur ce terrain nu et élevé, elle rit et me lança un regard malicieux. « Qu’est-ce qui m’empêche de m’enfuir, Derfel ?

— Rien, Dame. »

Elle poussa un cri de joie, comme une petite fille, et frappa des talons, une fois, deux fois, pour forcer la jument lasse à galoper. Le vent ruisselait dans ses boucles rousses tandis qu’elle chevauchait, libre, sur la prairie. Elle cria de bonheur, en faisant décrire à sa monture un grand cercle dont j’étais le centre. Sa jupe remontait sur ses cuisses, mais elle s’en moquait, se contentant de frapper des talons et de tourner, tourner, jusqu’à ce que le cheval souffle et qu’elle-même se retrouve hors d’haleine. Alors seulement, elle brida la jument et se laissa glisser de la selle. « Je suis tout endolorie, dit-elle, contente.

— Vous montez bien, Dame.

— Je rêvais de remonter à cheval. De chasser de nouveau. De faire tant de choses. » Elle remit de l’ordre dans ses vêtements, puis me lança un regard amusé. « Qu’est-ce qu’Arthur t’a exactement ordonné de faire ? »

J’hésitai. « Rien de très précis, Dame.

— Me tuer ?

— Non, Dame », répondis-je, l’air scandalisé. Je menais la jument par les rênes et Guenièvre marchait à côté de moi.

« Il ne veut certainement pas que je tombe aux mains de Cerdic, dit-elle d’un ton acerbe. Ce serait tellement embarrassant pour lui. Je suppose qu’il a joué avec l’idée de me trancher la gorge. Argante ne doit rien souhaiter d’autre. À sa place, c’est ce que je voudrais. J’ai réfléchi à cela pendant que je tournais autour de toi. Supposons, pensai-je, que Derfel ait reçu l’ordre de me tuer ? Devrais-je m’enfuir sur son cheval ? Puis, j’ai décidé que probablement tu ne me tuerais pas, même si tu en avais reçu l’ordre. Il aurait envoyé Culhwch, s’il avait vraiment voulu ma mort. » Soudain, elle grogna et se mit à marcher les genoux pliés, pour imiter la boiterie de Culhwch. « Lui n’y aurait pas réfléchi à deux fois avant de m’égorger. » Elle rit, tant sa belle humeur nouvelle était incontrôlable. « Arthur n’a pas été précis ?

— Non, Dame.

— Alors, Derfel, l’idée est de toi ? » Elle montra la campagne.

« Oui, Dame, avouai-je.

— J’espère qu’Arthur va estimer que tu as bien fait, sinon, tu auras des ennuis.

— J’ai déjà mon content d’ennuis, Dame. Notre vieille amitié semble morte. »

À ma voix, elle comprit ma tristesse car, soudain, elle passa son bras sous le mien. « Pauvre Derfel. Je suppose qu’il a honte ? »

J’étais gêné. « Oui, Dame.

— Je me suis très mal conduite, dit-elle d’une voix chagrine. Pauvre Arthur. Mais sais-tu ce qui va le rétablir ? Et restaurer votre amitié ?

— J’aimerais le savoir, Dame. »

Elle retira son bras. « Mettre les Saxons en pièces, Derfel, voilà ce qui guérira Arthur. La victoire ! Donne la victoire à Arthur et il redeviendra comme avant.

— Les Saxons, Dame, sont déjà à mi-chemin de la victoire. » Je lui rapportai ce que je savais : que les Saxons se livraient en toute liberté à des actes de violence dans l’est et le sud, que nos forces étaient éparpillées et que notre seul espoir consistait à rassembler notre armée avant que les Saxons n’atteignent Corinium où les deux cents lanciers d’Arthur les attendaient, seuls. Je présumais que Sagramor faisait retraite vers notre chef, que Culhwch viendrait du sud et que, moi, je me porterais au nord dès qu’Issa reviendrait avec Argante. Cuneglas s’était sans doute mis en marche et Œngus Mac Airem se hâterait vers l’est lorsque les nouvelles lui parviendraient, mais si les Saxons arrivaient les premiers à Corinium, tout était perdu. L’espoir était déjà mince, même si nous gagnions la course, car sans les lanciers du Gwent, l’ennemi nous surpasserait tellement en nombre que seul un miracle pourrait nous sauver.

« Ce sont des inepties ! s’exclama Guenièvre. Arthur n’a même pas commencé à se battre ! Nous allons gagner, Derfel, nous allons gagner ! » Sur ce défi, elle éclata de rire et, oubliant sa précieuse dignité, esquissa quelques pas de danse au bord du sentier. La fin des temps semblait arrivée, mais Guenièvre se retrouvait soudain libre, rayonnante de bonheur, et jamais elle ne m’avait été aussi sympathique que ce jour-là. Brusquement, pour la première fois depuis que j’avais vu les feux d’alarme fumer dans le crépuscule de Beltain, je sentis monter en moi une bouffée d’espoir.

 

*

 

Cet espoir se flétrit assez vite car à Dun Caric tout n’était que chaos et mystère. Toujours pas d’Issa ; le petit village, au pied du manoir, était envahi de réfugiés que les rumeurs avaient alarmés, bien qu’aucun d’entre eux n’ait vu un seul Saxon. Ils avaient emmené leurs vaches, leurs moutons, leurs chèvres et leurs cochons, et tout cela convergeait vers Dun Caric parce que mes lanciers leur offraient une sécurité illusoire. Je fis propager de nouvelles rumeurs par mes domestiques et mes esclaves, disant qu’Arthur se retirerait vers les territoires bordant le Kernow et que j’avais décidé d’abattre les troupeaux pour nourrir mes hommes ; ces faux bruits suffirent à pousser la plupart des familles à partir pour la lointaine frontière de cette province. Elles seraient relativement en sécurité dans les vastes landes et leurs animaux n’encombreraient pas les routes menant à Corinium. Si je leur avais simplement ordonné de partir vers le Kernow, elles auraient eu des doutes et se seraient attardées pour s’assurer que je ne les trompais pas.

Issa ne nous avait toujours pas rejoints au coucher du soleil. Je ne m’inquiétai pas outre mesure car Durnovarie était loin et la route fourmillait sans doute de réfugiés. Nous prîmes un repas au manoir et Pyrlig nous chanta la ballade de la grande victoire d’Uther sur les Saxons, à Caer Idern. Quand il eut terminé, je lui lançai une pièce d’or et dis que j’avais un jour entendu Cynyr du Gwent la chanter. Cela l’impressionna. « Cynyr était le plus grand de tous les bardes, dit-il avec nostalgie, même si certains prétendent qu’Amairgin de Gwynedd le surpassait. J’aurais voulu les entendre.

— Mon frère dit qu’il y a un barde encore plus remarquable au Powys, en ce moment, dit Ceinwyn. Et un jeune, en plus.

— Qui ? demanda Pyrlig, pressentant un fâcheux rival.

— Il s’appelle Taliesin.

— Taliesin ! » Guenièvre répéta ce nom qui lui plaisait. Il signifiait « front brillant ».

« Je n’ai jamais entendu parler de lui, dit sèchement Pyrlig.

— Quand nous aurons battu les Saxons, nous commanderons un chant de victoire à ce Taliesin. Et à toi aussi, Pyrlig, me hâtai-je d’ajouter.

— Un jour, j’ai entendu Amairgin chanter, dit Guenièvre.

— Vraiment, Dame ? s’exclama Pyrlig, fort impressionné.

— Je n’étais qu’une enfant, mais je me souviens qu’il poussait des espèces de rugissements caverneux. C’était effrayant. Ses yeux s’écarquillaient, il avalait de l’air, puis il beuglait comme un taureau.

— Ah, l’ancien style, dit Pyrlig dédaigneusement. De nos jours, nous cherchons l’harmonie des mots plus que le simple volume du son.

— Vous devriez chercher les deux, répliqua sévèrement Guenièvre. Je ne doute pas que ce Taliesin soit un virtuose de l’ancien style qui excelle aussi en versification. Comment pouvez-vous captiver un public si tout ce que vous avez à lui offrir, c’est une cadence ingénieuse ? Vous devez glacer le sang dans nos veines, vous devez nous faire pleurer, vous devez nous faire rire !

— N’importe quel homme peut faire du bruit, Dame, répliqua Pyrlig qui défendait sa profession, mais il faut être un artiste chevronné pour imprégner les mots d’harmonie.

— Et bientôt les seules personnes capables de comprendre la complexité de cette harmonie seront les autres artistes chevronnés, avança Guenièvre, vos efforts pour impressionner vos compagnons poètes vous rendront plus savants et vous ne vous apercevrez même pas qu’à part vous, plus personne n’entendra goutte à ce que vous ferez. Les bardes chanteront pour les bardes pendant que nous autres, nous nous demanderons à quoi tend tout ce bruit. Votre tâche, Pyrlig, est de garder vivantes les histoires des peuples, et pour cela il ne faut pas que vous deveniez trop subtils.

— Vous ne souhaitez tout de même pas que nous devenions vulgaires, Dame ! » Et en signe de protestation, il pinça les cordes en crin de sa harpe.

« Je voudrais que vous soyez vulgaires pour les gens vulgaires, raffinés pour les gens raffinés, et les deux en même temps, car si vous n’êtes que raffinés, vous privez le peuple de ses histoires, et si vous n’êtes que vulgaires, aucun seigneur, aucune dame, ne vous lancera de pièce d’or.

— Sauf les seigneurs vulgaires », fit remarquer Ceinwyn avec espièglerie.

Guenièvre me lança un coup d’œil et je vis qu’elle allait m’insulter, puis elle en prit conscience et éclata de rire. « Si j’avais de l’or, Pyrlig, je te récompenserais car tu chantes joliment, mais hélas, je n’en ai pas.

— Votre louange suffit à me combler, Dame. »

La présence de Guenièvre avait surpris mes lanciers et, toute la soirée, de petits groupes vinrent la contempler, émerveillés. Elle ignora leur regards. Ceinwyn l’avait accueillie sans la moindre marque d’étonnement et Guenièvre avait été assez intelligente pour se montrer gentille avec mes filles, si bien que Morwenna et Seren s’étaient endormies à ses pieds. Tout comme mes lanciers, elles avaient été fascinées par la grande femme rousse dont la réputation était aussi sensationnelle que son apparence. Guenièvre était simplement heureuse d’être là. Nous n’avions ni tables ni fauteuils dans la grande salle, juste des joncs par terre et des tapis de laine, mais elle s’assit près du feu et domina sans effort toute la maisonnée. Il y avait, dans ses yeux, une ardeur qui la rendait intimidante, sa cascade de cheveux roux emmêlés était d’une beauté saisissante et sa joie d’être libre, contagieuse.

« Combien de temps restera-t-elle ainsi ? » me demanda Ceinwyn plus tard, cette nuit-là. Nous avions donné notre propre chambre à Guenièvre et nous étions dans la salle commune avec nos gens.

« Je l’ignore.

— Alors que sais-tu ?

— Nous attendons Issa, puis nous partirons pour le nord.

— Pour Corinium ?

— Moi, j’irai à Corinium, mais les filles et toi, je vous enverrai à Glevum. Vous y serez suffisamment près de la bataille et, si le pire survient, vous pourrez aller vous réfugier dans le Gwent. »

Le lendemain, je commençai à m’inquiéter de ne pas voir arriver Issa. Dans mon idée, nous faisions la course avec les Saxons pour atteindre Corinium, et plus j’étais retardé, plus nous avions de chances de la perdre. Si l’ennemi pouvait vaincre séparément nos bandes de guerriers, alors la Dumnonie tomberait comme un arbre pourri, et voilà que ma troupe, l’une des plus fortes du pays, était retenue à Dun Caric parce qu’Issa et Argante n’arrivaient pas.

À midi, le départ se fit de plus en plus urgent car nous aperçûmes alors les premières traînées de fumée dans le ciel, à l’est et au sud. Personne ne fit de commentaire sur les grands panaches minces qui signalaient, nous le savions, des feux de chaume. Les Saxons détruisaient tout sur leur passage et ils étaient assez près de nous pour que nous voyions les signes de leurs incendies.

J’envoyai un cavalier à la rencontre d’Issa pendant que le reste d’entre nous parcourait une lieue à pied, à travers champs, jusqu’à la Voie du Fossé, la grande route romaine que mon lieutenant aurait dû suivre. J’avais décidé de l’attendre, puis de remonter la voie jusqu’à Aquae Sulis, qui se trouvait à environ dix lieues au nord, et de là nous partirions pour Corinium, douze lieues plus loin. Vingt-deux lieues en tout. Trois jours d’une marche longue et difficile.

Nous attendîmes dans un champ de taupinières, près de la route. J’avais plus de cent lanciers et au moins autant de femmes, d’enfants, d’esclaves et de domestiques, ainsi que des chevaux, des mules et des chiens. Et nous attendîmes tous. Seren, Morwenna et les autres enfants cueillaient des jacinthes dans un bois voisin pendant que je faisais les cent pas sur les dalles brisées de la route. Des réfugiés passaient sans cesse, mais aucun d’eux, même ceux qui venaient de Durnovarie, n’apportait de nouvelles de la princesse Argante. Un prêtre pensait avoir vu Issa et ses hommes entrer dans la cité car il avait remarqué l’étoile à cinq branches sur les boucliers des lanciers, mais il ne savait pas s’ils étaient repartis ou se trouvaient encore là-bas. La seule chose dont tous étaient certains, c’était que l’ennemi approchait de Durnovarie, même si aucun n’avait réellement aperçu de lancier saxon. Ils avaient entendu des rumeurs de plus en plus délirantes. On disait qu’Arthur était mort, ou qu’il avait fui dans le Rheged, alors qu’on prêtait à Cerdic des chevaux qui soufflaient le feu et des haches magiques capables de fendre le fer comme si c’était de la toile.

Guenièvre avait emprunté un arc à l’un de mes chasseurs et choisi pour cible un orme mort, au bord de la route. Elle tirait bien, criblant le bois pourri de flèches, mais lorsque je la complimentai de son habileté, elle fit la grimace. « Je manque d’entraînement. Avant, j’étais capable de tuer un daim qui courait à cent pas, maintenant, je me demande si je pourrais en blesser un immobile à cinquante. » Elle arracha les flèches de l’arbre. « Mais je pense pouvoir toucher un Saxon, si l’occasion s’en présente. » Elle rendit l’arme à mon chasseur, qui s’inclina et s’éloigna à reculons. « S’ils sont près de Durnovarie, que vont-ils faire ensuite ?

— Ils remonteront cette route.

— Sans pousser plus loin à l’ouest ?

— Ils connaissent nos plans. » Je lui parlai des boutons en or ornés de visages barbus, découverts chez Mordred. « Aelle marche sur Corinium pendant que les soldats de Cerdic ravagent le sud. Et nous sommes coincés ici à cause d’Argante.

— Laisse-la pourrir, dit sauvagement Guenièvre, puis elle haussa les épaules. Je sais que cela t’est impossible. Est-ce qu’il l’aime ?

— Je ne saurais le dire, Dame.

— Bien sûr que si. Arthur se plaît à faire croire qu’il est conduit par la raison, mais il aspire à être gouverné par la passion. Il bouleverserait le monde par amour.

— Il n’a pas beaucoup bouleversé le monde ces derniers temps.

— Jadis, il l’a fait pour moi, répliqua-t-elle, non sans une note de fierté. Alors, où vas-tu ? »

Je m’étais dirigé vers mon cheval qui paissait l’herbe entre les taupinières. « Je pars pour le sud.

— Fais cela et nous te perdrons, toi aussi. »

Guenièvre avait raison, mais je commençais à bouillir de voir ainsi mes espoirs frustrés. Pourquoi Issa n’avait-il pas envoyé de message ? Il était parti avec cinquante de mes meilleurs guerriers et tous avaient disparu. Je maudis ce jour perdu à attendre, donnai une calotte à un gamin innocent qui caracolait en jouant au lancier, puis des coups de pied aux chardons. « Nous pourrions partir pour le nord, suggéra Ceinwyn calmement en montrant les femmes et les enfants.

— Non, dis-je, il faut rester ensemble. » Je regardai en direction du sud, mais ne vis rien sur la route, que de tristes réfugiés qui avançaient péniblement. C’étaient pour la plupart des familles parties avec leur précieuse vache, et parfois un veau, bien qu’en cette saison nouvelle, les veaux fussent trop petits pour marcher. Certains, abandonnés au bord de la route, appelaient pitoyablement leur mère. D’autres réfugiés, des commerçants, tentaient de sauver leurs marchandises. Un homme conduisait une charrette, tirée par un bœuf, pleine de paniers de terre savonneuse, un autre emportait des peaux, certains de la poterie. Ils nous jetaient des regards mauvais, nous blâmant de ne pas avoir arrêté les Saxons plus tôt.

Seren et Morwenna, que leur tentative de dépouiller le bois de ses jacinthes n’amusait plus, avaient trouvé une portée de levrauts sous des fougères et du chèvrefeuille, en bordure des arbres. Elles appelèrent Guenièvre avec de grands gestes, puis caressèrent doucement les petits corps poilus qui frissonnaient sous leurs mains. Ceinwyn les observait. « Elle a fait la conquête des filles, me dit-elle.

— Celle de mes lanciers aussi. » C’était vrai. Il y a quelques mois, mes hommes avaient traité Guenièvre de putain et maintenant ils la contemplaient avec adoration. Elle s’était proposée de les charmer, et quand Guenièvre décidait d’être aimable, elle pouvait éblouir. « Après cela, Arthur aura bien du mal à la remettre en cage, dis-je.

— C’est sans doute pour cela qu’il a voulu la relâcher, fit observer Ceinwyn. Il ne souhaitait sûrement pas sa mort.

— Argante, si.

— Évidemment », acquiesça-t-elle, puis elle resta, comme moi, les yeux fixés sur l’horizon sud, mais on ne voyait toujours aucun lancier sur la longue route droite.

Issa finit par nous rejoindre au crépuscule. Il arriva avec ses cinquante lanciers, les trente gardes du palais de Durnovarie, les douze Blackshields qui constituaient la petite armée personnelle d’Argante, et au moins deux cents réfugiés. Pire, il nous apportait six chariots, tirés par des bœufs menant un train d’escargots, et c’étaient ces lourds véhicules qui l’avaient tant retardé. « Qu’est-ce qui t’a pris ? lui criai-je. Ce n’est pas le moment de s’encombrer de chariots !

— Je sais, Seigneur, répond-il d’un air pitoyable.

— Es-tu fou ? » J’étais en colère. Je m’étais rendu à sa rencontre, à cheval, et faisais maintenant virevolter ma jument sur le bas-côté. « Tu as perdu des heures ! criai-je.

— Je n’avais pas le choix ! protesta-t-il.

— Tu portes une lance ! dis-je d’une voix hargneuse. Cela te donne le droit de choisir ce que tu veux. »

Il se contenta de hausser les épaules et de montrer du geste la princesse Argante, perchée sur le chariot de tête. Les quatre bœufs, dont les flancs saignaient des coups d’aiguillon qui les avaient harcelés tout le jour, s’arrêtèrent au milieu de la route, tête basse.

« Les chariots n’iront pas plus loin ! lui criai-je. A partir d’ici, vous chevaucherez ou vous irez à pied !

— Non ! » insista Argante.

Je mis pied à terre et remontai la colonne de chariots. L’un ne contenait que des statues romaines qui avaient orné la cour du palais de Durnovarie, un autre était plein de robes et de manteaux, tandis que sur le troisième s’empilaient des pots, des torchères et des candélabres de bronze. « Dégagez la route, criai-je en colère.

— Non ! » Argante avait sauté de son perchoir et courait maintenant vers moi. « Arthur m’a ordonné de les lui apporter.

— Dame, Arthur n’a pas besoin de statues ! » Je me tournai vers elle, réprimant ma colère.

« Elles viendront avec nous ou je reste ici ! cria Argante.

— Alors, demeurez, Dame, répliquai-je brutalement. Dégagez la route ! criai-je aux charretiers. Enlevez-moi ça ! Dégagez la route ! » J’avais tiré Hywelbane et frappai de sa lame le bœuf le plus proche pour le pousser vers le bas-côté.

« Ne partez pas ! » hurla Argante aux charretiers. Elle tirailla l’un des bœufs par les cornes, ramenant l’animal ahuri sur la route. « Je ne laisserai pas tout cela à l’ennemi », me hurla-t-elle.

Guenièvre nous regardait avec un air d’amusement froid, ce qui n’avait rien d’étonnant car Argante se comportait en enfant gâtée. Fergal, son druide, se précipita au secours de sa princesse, arguant que ses chaudrons et ingrédients magiques étaient chargés sur l’un des chariots. « Ainsi que le trésor, ajouta-t-il, comme une réflexion tardive.

— Quel trésor ? demandai-je.

— Le trésor d’Arthur, dit Argante d’un ton sarcastique, comme si en révélant l’existence de l’or, elle avait remporté la victoire. Il veut que je l’apporte à Corinium. » Elle souleva quelques lourdes robes, dans le second chariot, et frappa de petits coups un coffre en bois caché dessous. « L’or de la Dumnonie ! Vous allez le donner aux Saxons ?

— Mieux vaut leur abandonner le trésor que vous et moi, Dame », dis-je, puis je rompis le harnais des bœufs avec Hywelbane. Argante m’injuria, jurant qu’elle me ferait punir, que je lui volais ses trésors, mais je me contentai de trancher le harnais suivant en ordonnant aux charretiers, d’une voix rageuse, de relâcher les animaux. « Écoutez, Dame, dis-je, il faut que nous allions plus vite que ces bœufs. » Je lui montrai du doigt la fumée, au loin. « Ce sont les Saxons ! Ils seront ici dans quelques heures.

— On ne peut pas abandonner les chariots ! » hurla-t-elle. Il y avait des larmes dans ses yeux. Bien qu’elle fût fille de roi, elle avait grandi sans beaucoup de biens et maintenant, en tant qu’épouse du chef de la Dumnonie, elle était riche et ne voulait pas renoncer à sa nouvelle fortune. « Ne détachez pas ces harnais ! » cria-t-elle aux charretiers et eux, interdits, ne savaient plus que faire. Je cisaillai un autre trait de cuir et Argante se mit à me rouer de coups de poing, jurant que j’étais un voleur, et son ennemi.

Je la repoussai gentiment, mais elle ne voulait pas partir et je n’osais pas me montrer trop brutal. Elle piqua une crise de rage, m’injuriant et me frappant de ses petites mains. J’essayai de la repousser de nouveau, mais elle me cracha au visage, me frappa encore, puis cria à ses gardes du corps de venir à son aide.

Les douze Blackshields hésitèrent, mais c’étaient des guerriers de son père qui avaient juré de la servir, aussi s’avancèrent-ils vers moi, la lance levée. Mes propres hommes accoururent pour me défendre. Nous surpassions de beaucoup les Blackshields en nombre, mais ils ne reculèrent pas et leur druide sautillait devant eux, sa barbe tressée de poils de renard frétillait et les petits os qui y étaient attachés cliquetaient tandis qu’il disait aux Irlandais qu’ils étaient bénis et qu’après leur mort, ils recevraient de l’or en récompense. « Tuez-le ! hurlait Argante à ses gardes du corps en me désignant. Tuez-le tout de suite !

— Assez ! » cria sèchement Guenièvre. Elle s’avança au milieu de la route et regarda impérieusement les Blackshields. « Ne faites pas les imbéciles, baissez vos lances. Si vous voulez mourir, emportez des Saxons avec vous, pas des Dumnoniens. » Elle se tourna vers Argante. « Venez, mon enfant », dit-elle, et elle attira la jeune fille à elle, se servant d’un coin de sa cape grisâtre pour essuyer ses larmes. « Vous avez tout à fait raison d’essayer de sauver le trésor, dit-elle, mais Derfel aussi a raison. Si nous ne nous hâtons pas, les Saxons nous rattraperont. » Elle se tourna vers moi. « Y a-t-il une possibilité d’emporter cet or ?

— Aucune », répondis-je, et il y n’en avait pas. Même si j’avais attelé les lanciers aux chariots, ceux-ci nous auraient tout de même ralentis.

« Cet or est à moi ! hurla Argante.

— Il appartient aux Saxons, maintenant », dis-je, et je criai à Issa d’ôter les chariots de la route et de libérer les bœufs.

Argante cria une dernière protestation, mais Guenièvre la prit dans ses bras et la serra contre elle. « Il ne convient pas à une princesse de montrer sa colère en public, lui murmura-t-elle doucement. Soyez mystérieuse, ma chère, et ne laissez jamais les hommes deviner ce que vous pensez. Votre pouvoir repose dans l’ombre, car à la lumière du soleil les hommes vous domineront toujours. »

Argante n’avait aucune idée de l’identité de cette grande et belle femme, mais elle laissa Guenièvre la réconforter tandis qu’Issa et ses hommes poussaient les chariots sur le bas-côté herbu. Je permis aux femmes de prendre les capes et les robes qu’elles voulaient, mais nous abandonnâmes les chaudrons, les trépieds et les chandeliers. Issa découvrit l’une des bannières de guerre d’Arthur, un immense drap de lin blanc où était brodé, avec des fils de laine, un grand ours noir, et nous la gardâmes pour empêcher qu’elle ne tombe aux mains des Saxons, mais nous ne pouvions pas emporter l’or. Nous transportâmes les coffres jusqu’à une rigole d’écoulement inondée, dans un champ voisin, et nous déversâmes les pièces dans l’eau puante, en espérant que les Saxons ne les découvriraient pas.

Argante sanglotait en nous regardant faire. « Il est à moi ! protesta-t-elle une dernière fois.

— Autrefois, c’était le mien, dit très calmement Guenièvre, et j’ai survécu à cette perte, tout comme vous le ferez. »

Argante s’écarta aussitôt pour lever les yeux sur la femme plus grande qu’elle. « Vous !

— N’ai-je pas de nom, enfant ? demanda Guenièvre avec une touche de dédain. Je suis la princesse Guenièvre. »

Argante se contenta de pousser un cri, puis elle remonta la route en courant jusqu’à l’endroit où s’étaient retirés les Blackshields. Je gémis, remis Hywelbane au fourreau, puis attendis que mes hommes aient caché le reste de l’or. Guenièvre avait retrouvé l’une de ses anciennes capes, un flot de lainage doré, bordé de fourrure d’ours, et s’était débarrassée du vieux vêtement terne qu’elle portait en prison. « Son or, vraiment ! me dit-elle avec colère.

— On dirait que je me suis fait un ennemi de plus », répliquai-je en regardant Argante parler à son druide et le presser sans doute de me lancer une malédiction.

« Si nous avons un ennemi commun, Derfel, dit Guenièvre avec un sourire, cela fait enfin de nous des alliés. Ça me plaît bien.

— Merci, Dame. » À la réflexion, mes filles et mes lanciers n’étaient pas les seuls à être tombés sous le charme.

Le reste de l’or ayant été versé dans le fossé, mes hommes revinrent ramasser leurs lances et leurs boucliers. Le soleil flambait au-dessus de la Severn, remplissant l’ouest d’une lueur cramoisie lorsqu’enfin nous partîmes vers la guerre.

 

*

 

Nous n’avions parcouru que quelques lieues quand l’obscurité nous poussa à quitter la route pour chercher un abri, mais au moins nous avions atteint les collines, au nord d’Ynys Wydryn. Nous nous arrêtâmes ce soir-là dans un manoir abandonné où nous prîmes un maigre repas de pain dur et de poisson séché. Argante s’assit à l’écart, protégée par son druide et ses gardes, et quoique Ceinwyn tentât de l’attirer dans notre conversation, elle resta sourde à ses avances, aussi nous la laissâmes bouder.

Lorsque nous eûmes mangé, je me rendis avec Ceinwyn et Guenièvre au sommet d’une petite colline, derrière le manoir, où se trouvaient deux des tombes de nos Anciens. Je sollicitai le pardon des morts et grimpai sur l’un des monticules où mes compagnes me rejoignirent. Nous regardâmes tous trois vers le sud. Les fleurs de pommiers luisantes de clair de lune blanchissaient joliment la vallée, mais nous ne vîmes rien à l’horizon, sauf la lueur menaçante des feux. « Les Saxons avancent vite », dis-je avec amertume.

Guenièvre resserra la cape sur ses épaules. « Où est Merlin ?

— Disparu. » Des bruits couraient que le druide était en Irlande, ou dans les étendues sauvages du nord, ou peut-être dans les landes du Gwynedd, alors qu’une autre histoire assurait qu’il était mort et que Nimue avait abattu tous les arbres d’un versant montagneux pour édifier son bûcher funéraire. Ce n’était que des rumeurs, me disais-je, rien que des rumeurs.

« Nul ne sait où est Merlin, mais lui sait sûrement où nous sommes, dit tendrement Ceinwyn.

— Je prie pour qu’il en soit ainsi », répliqua Guenièvre avec ferveur, et je me demandai quel dieu ou quelle déesse elle pouvait prier. Toujours Isis ? Ou était-elle revenue aux Dieux bretons ? Peut-être ceux-ci avaient-ils fini par nous abandonner, et cette idée me fit frissonner. Les flammes de Mai Dun avaient été leur bûcher d’adieu, et les bandes armées qui ravageaient maintenant la Dumnonie, leur vengeance.

Nous repartîmes à l’aube. Des nuages s’étaient amoncelés durant la nuit et une petite pluie se mit à tomber dès le lever du jour. La Voie du Fossé fourmillait de réfugiés et bien que j’eusse mis à notre tête une vingtaine de guerriers qui écartaient de notre route les troupeaux et les chariots tirés par des bœufs, notre progression était pitoyablement lente. Beaucoup d’enfants ne pouvaient pas nous suivre et devaient être, soit portés par les animaux de bât déjà chargés de nos lances, de nos armures et de nos provisions, soit hissés sur les épaules des plus jeunes lanciers. Guenièvre et Ceinwyn leur racontaient des histoires en marchant, tandis qu’Argante chevauchait ma jument. La pluie devint plus forte, balayant les crêtes des collines de ses larges rideaux gris et gargouillant dans les fossés, de part et d’autre de la voie romaine.

J’avais espéré arriver à Aquae Sulis à midi, mais ce fut au milieu de l’après-midi que notre troupe fatiguée et trempée pénétra dans la vallée où s’étendait la cité. La rivière était en crue et une masse de débris flottants, s’accumulant contre les piles du pont romain, avait formé un barrage et provoqué l’inondation des champs sur les deux rives. Le magistrat de la ville aurait dû faire déblayer son cours, mais il ne s’en était pas occupé, pas plus qu’il n’avait entretenu le mur qui ceinturait sa cité. Celui-ci ne s’élevait qu’à une centaine de pas du pont et, Aquae Sulis n’étant pas une forteresse, il n’avait jamais été redoutable, mais maintenant, il ne constituait guère un obstacle. Des parties entières de la palissade élevée sur le rempart de terre et de pierres avait été arrachées pour servir de bois de charpente ou de chauffage, et le rempart lui-même était si érodé que les Saxons auraient pu le franchir sans ralentir l’allure. Ici et là, des hommes tentaient frénétiquement de réparer la muraille, mais il aurait fallu tout un mois à cinq cents ouvriers pour reconstruire ces défenses.

Nous entrâmes à la queue leu leu par la belle porte sud et je constatai que, même si la ville n’avait pas la force de préserver ses remparts, ni la main-d’œuvre nécessaire pour empêcher que des détritus divers n’engorgent le pont, quelqu’un avait trouvé le temps de mutiler le beau masque de Minerve, la déesse romaine, qui en ornait autrefois l’arche. Ce n’était plus maintenant qu’un bloc de pierre martelé sur lequel on avait grossièrement gravé une croix. « C’est une ville chrétienne ? me demanda Ceinwyn.

— Presque toutes les villes le sont », répondit Guenièvre à ma place.

C’était aussi une belle cité. Ou plutôt, elle l’avait été, car avec le temps, les tuiles des toits étaient tombées et avaient été remplacées par du chaume, certaines maisons s’étaient effondrées et n’étaient plus que tas de briques et de pierres, cependant les rues étaient pavées et les hauts piliers ainsi que le fronton somptueusement sculpté du magnifique temple de Minerve s’élevaient toujours au-dessus des misérables toitures. Mon avant-garde se fraya avec brutalité un chemin dans les rues encombrées jusqu’au temple qui se dressait au cœur sacré de la cité. Les Romains avaient édifié un mur intérieur qui entourait à la fois ce sanctuaire et les thermes qui avaient apporté à la ville sa renommée et sa prospérité. Une source d’eau magique chauffait la piscine couverte, mais des tuiles étaient tombées et de minces volutes de vapeur montaient des trous. Le temple lui-même, dépouillé de ses gouttières en plomb, était maculé de taches de pluie et de plaques de lichen, le plâtre peint sous le haut portique s’était écaillé et avait noirci ; mais, en dépit de ce délabrement, on pouvait encore, quand on se tenait dans le large enclos pavé du sanctuaire de la cité, imaginer un monde où les hommes savaient construire de tels lieux et pouvaient y vivre sans craindre les lances venues de l’est barbare.

Le magistrat de la cité, un homme d’âge mûr, agité, tendu, nommé Cildydd, et qui portait une toge romaine pour marquer son autorité, se précipita hors du temple pour m’accueillir. Je l’avais connu pendant la rébellion lorsque, bien que chrétien, il avait fui les fanatiques fous à lier qui s’étaient emparés des sanctuaires d’Aquae Sulis. Il avait plus tard retrouvé son poste, mais je devinai que son autorité était minime. Il portait un morceau d’ardoise sur lequel il avait fait des douzaines de marques représentant visiblement le nombre d’enrôlés rassemblés à l’intérieur de l’enclos. « Les réparations sont en cours ! » Cildydd m’accueillit sans autre forme de politesse. « J’ai des hommes qui coupent des arbres pour les murs. Ou plutôt j’avais. L’inondation pose problème, c’est vrai, mais si la pluie cesse... » Il laissa la phrase en suspens.

« L’inondation ? demandai-je.

— Quand la rivière monte, Seigneur, l’eau reflue dans les égouts romains. Elle a déjà envahi les parties basses de la cité. Et pas seulement l’eau, je le crains. Cette odeur. Vous sentez ? » Il renifla d’un air dégoûté.

« Le problème, dis-je, c’est que les arches du pont sont obstruées par des détritus. Que vous auriez dû faire ôter. C’était aussi votre tâche de garder les murs en bon état. » Sa bouche s’ouvrit et se referma sans qu’il en sorte un seul mot. Il tendit l’ardoise comme pour démontrer son efficacité, puis se contenta de cligner des yeux en signe d’impuissance. « Cela n’a plus d’importance maintenant, puisqu’on ne peut plus défendre la cité, poursuivis-je.

— Pas la défendre ! Pas la défendre ! Il faut la défendre ! On ne peut pas abandonner la cité !

— Si les Saxons arrivent, dis-je brutalement, vous n’aurez pas le choix.

— Mais il faut la défendre, Seigneur, insista-t-il.

— Avec quoi ?

— Vos hommes, Seigneur, dit-il en montrant du geste mes lanciers qui s’étaient abrités de la pluie sous le haut portique du temple.

— Au mieux, on pourrait garnir de troupes deux cents toises de murailles, ou plutôt ce qu’il en reste. Qui défendrait le reste ?

— Les troupes que j’ai levées. » Cildydd agita son ardoise en direction d’une bande d’hommes à l’air maussade qui attendaient près des thermes. Peu d’entre eux étaient armés et encore moins portaient une armure.

« Avez-vous jamais vu les Saxons attaquer ? rétorquai-je. Ils envoient d’abord d’énormes chiens dressés à la guerre, et ils arrivent ensuite avec des haches de trois pieds de long et des lances dont la hampe mesure huit pieds. La bière qu’ils ont bue les a rendus fous, et leur seul désir est de s’emparer des femmes et de l’or. À votre avis, combien de temps vos enrôlés tiendront-ils ? »

Cildydd me regarda en clignant des yeux. « On ne peut pas céder comme ça, dit-il faiblement.

— Est-ce que vos enrôlés ont de vraies armes ? » demandai-je en montrant les hommes renfrognés qui attendaient sous la pluie. Sur la soixantaine, deux ou trois portaient des lances, je vis une vieille épée romaine, mais la plupart n’avaient que des haches ou des pioches ; certains ne possédaient même pas ces armes rudimentaires et tenaient seulement des pieux durcis au feu dont ils avaient taillé les bouts noircis en pointe.

« Nous fouillons la cité, Seigneur. Il doit bien y avoir des lances quelque part.

— Lances ou non, répliquai-je cruellement, si vous essayez de tenir la place, vous mourrez tous. »

Cildydd me regarda bouche bée. « Alors, que faire ? finit-il par demander.

— Vous rendre à Glevum.

— Mais la cité ! » Il blêmit. « Il y a des marchands, des orfèvres, des églises, des trésors. » Sa voix baissa petit à petit tandis qu’il imaginait l’énormité de la catastrophe, et pourtant si les Saxons arrivaient, celle-ci semblait inévitable. Aquae Sulis n’était pas une ville de garnison, juste un petit bijou niché entre des collines. Cildydd clignait des paupières sous la pluie. « Glevum, dit-il d’un air maussade. Et vous nous escorterez jusque-là, Seigneur ?

— Non. Je vais à Corinium, et vous, à Glevum. » J’étais tenté d’envoyer Argante, Guenièvre, Ceinwyn et les familles avec lui, mais je ne pouvais pas me fier à Cildydd pour les protéger. Il valait mieux que j’emmène les femmes et les familles dans le nord, puis que je les renvoie, avec une petite escorte, de Corinium à Glevum.

Au moins, je fus débarrassé d’Argante, car tandis que je détruisais brutalement les minces espoirs qu’avait couvés Cildydd de défendre Aquae Sulis, une troupe de cavaliers en armures pénétra bruyamment dans l’enceinte du temple. C’étaient des hommes d’Arthur, portant la bannière de l’ours, et menés par Balin qui injuriait copieusement la foule des réfugiés. Il parut soulagé de me voir, puis étonné en reconnaissant Guenièvre. « As-tu ramené la mauvaise princesse, Derfel ? demanda-t-il en descendant de son cheval fourbu.

— Argante est dans le temple », répondis-je en montrant d’un signe de tête l’édifice où la princesse s’était abritée de la pluie. Elle ne m’avait pas parlé de toute la journée.

« Je vais l’amener à Arthur », dit Balin. C’était un homme barbu, direct, avec un ours tatoué sur le front et une cicatrice blanche irrégulière sur la joue gauche. Je lui demandai des nouvelles et il me dit le peu qu’il savait, rien de bon. « Ces bâtards descendent la Tamise. Ils ne sont qu’à trois jours de marche de Corinium, et il n’y a toujours aucun signe de Cuneglas ou d’Œngus. C’est le chaos, Derfel, le chaos. » Soudain, il frémit. « Qu’est-ce qui pue comme ça ?

— Les égouts refoulent.

— Dans toute la Dumnonie. Il faut que je me dépêche, Arthur attendait son épouse à Corinium avant-hier.

— Tu as des directives à me transmettre ? lui criai-je tandis qu’il poussait son cheval vers les marches du temple.

— Rends-toi à Corinium ! En vitesse ! Et expédie là-bas toute la nourriture que tu peux ! » Il hurla ce dernier ordre en franchissant les grandes portes de bronze. Il avait amené six chevaux de rechange, assez pour mettre en selle Argante, ses servantes et Fergal, ce qui signifiait qu’on me laissait les douze gardes Blackshields. Je sentis qu’ils étaient aussi contents que moi d’être débarrassés de leur princesse.

Balin partit pour le nord en fin d’après-midi. J’aurais bien voulu reprendre aussi la route, mais les enfants étaient fatigués, la pluie persistait et Ceinwyn me persuada que nous irions plus vite si nous nous reposions cette nuit à Aquae Sulis pour repartir d’un bon pied le lendemain matin. Je postai des gardes devant les bains et laissai les femmes et les enfants plonger dans la grande piscine d’eau chaude, puis j’envoyai Issa et une vingtaine d’hommes fouiller la ville à la recherche d’armes pour équiper les enrôlés. Après cela, je fis chercher Cildydd et lui demandai combien il lui restait de nourriture. « Guère, Seigneur ! affirma-t-il, clamant qu’il avait déjà envoyé seize chariots de céréales, de viande séchée et de poisson salé à Corinium.

— Vous avez fouillé les maisons particulières ? demandai-je. Les églises ?

— Seulement les greniers de la cité, Seigneur.

— Alors, cherchons pour de bon », suggérai-je, et au crépuscule, nous avions rassemblé sept autres charretées de précieuses provisions. J’expédiai les chariots vers le nord le soir même, en dépit de l’heure tardive. Compte tenu de leur lenteur, il valait mieux qu’ils partent le plus tôt possible.

Issa m’attendait dans l’enceinte du temple. Ses fouilles avaient produit sept vieilles épées, une douzaine de lances pour la chasse à l’ours, et les hommes de Cildydd avaient déterré quinze lances de plus, dont huit brisées, mais Issa rapportait aussi une nouvelle intéressante. « On dit qu’il y a des armes cachées dans le temple, Seigneur.

— Qui l’affirme ? »

Issa montra du geste un homme barbu qui portait le tablier ensanglanté d’un boucher. « Il pense qu’après la rébellion on a dissimulé des brassées de lances dans le temple, mais le prêtre nie.

— Où est le prêtre ?

— À l’intérieur, Seigneur. Il m’a ordonné de sortir quand je l’ai questionné. »

Je gravis les marches en courant et franchis les grandes portes. Ce lieu avait été consacré à Minerve et à Sulis, déesses romaine et bretonne, mais les déités païennes de la cité avaient été chassées et remplacées par le Dieu chrétien. La dernière fois que j’étais entré dans ce temple, il y avait une grande statue de Minerve en bronze veillée par des lampes à huile aux flammes dansantes, mais on l’avait brisée pendant la rébellion et il ne restait plus que la tête creuse de la déesse, empalée sur un pieu et placée comme un trophée derrière l’autel chrétien.

Le prêtre me défia. « C’est la maison de Dieu ! » rugit-il. Entouré de femmes éplorées, il célébrait un mystère devant son autel, mais interrompit la cérémonie pour m’affronter. C’était un homme jeune, plein de passion, l’un de ces prêtres qui avaient fomenté des troubles en Dumnonie et qu’Arthur avait laissés vivre afin que l’amertume de l’échec ne demeure pas dans le cœur des chrétiens. Cependant, celui-là n’avait rien perdu de sa ferveur d’insurgé. « Vous profanez la maison de Dieu avec l’épée et la lance ! Est-ce que vous portez vos armes dans le manoir de votre seigneur ? Alors, pourquoi les gardez-vous dans la maison du mien ?

— La semaine prochaine, ce sera un temple à Thunor et les Saxons sacrifieront vos enfants à l’endroit même où vous vous tenez. Y a-t-il des lances ici ?

— Non ! » répondit-il d’un air de défi. Les femmes crièrent et reculèrent lorsque je gravis les marches de l’autel. Le prêtre brandit une croix. « Au nom de Dieu, et au nom de Son Saint Fils et au Nom de l’Esprit Saint. Non ! » Il poussa ce dernier cri parce que j’avais tiré Hywelbane de son fourreau et m’en servis pour faire tomber la croix de ses mains. Le morceau de bois glissa sur le sol de marbre tandis que j’enfonçai la lame dans sa barbe broussailleuse. « Je vais démolir ce lieu pierre par pierre pour trouver les lances et enterrer ta misérable carcasse sous les décombres. Alors, où sont-elles ? »

Cette menace dégonfla sa bravade. Les lances, amassées dans l’espoir d’une autre campagne qui mettrait un chrétien sur le trône de Dumnonie, se trouvaient dans une crypte secrète, sous l’autel, où l’on cachait jadis les trésors offerts par ceux qui cherchaient à bénéficier du pouvoir de guérison de Sulis. Le prêtre, effrayé, me montra comment soulever la dalle de marbre pour mettre au jour un trou rempli d’or et d’armes. Nous laissâmes l’or, mais nous portâmes les lances aux recrues de Cildydd. Je doutais que les soixante hommes puissent se rendre vraiment utiles dans une bataille, mais un homme armé d’une lance ressemble à un guerrier et, vus de loin, ils pouvaient impressionner les Saxons. Je leur dis de se tenir prêts à partir le lendemain matin et d’emporter toute la nourriture qu’ils pourraient trouver. Nous dormîmes cette nuit-là dans le temple. Je débarrassai l’autel de ses accessoires chrétiens et plaçai la tête de Minerve entre deux lampes à huile afin qu’elle nous garde pendant notre sommeil. La pluie coulait du toit et formait des mares sur le marbre, mais aux premières heures de la matinée, elle cessa et l’aube apporta un ciel clair et un vent d’est froid et vif.

Nous quittâmes la cité avant le lever du soleil. Seules quarante des recrues de la cité marchaient avec nous, car le reste avait disparu durant la nuit, mais quarante hommes de bonne volonté valaient mieux que soixante alliés incertains. La voie n’était plus encombrée de réfugiés car j’avais fait courir le bruit que ce n’était pas à Corinium mais à Glevum qu’ils seraient en sécurité. Nous suivîmes, au soleil levant, la Voie du Fossé qui courait droit comme une lance entre les tombes romaines. Guenièvre traduisait les inscriptions, s’émerveillant que les hommes enterrés là fussent nés en Grèce, en Egypte, ou à Rome même. C’étaient des vétérans des Légions qui avaient épousé des Bretonnes et s’étaient installés près des sources curatives ; leurs stèles funéraires couvertes de lichen rendaient parfois grâce à Minerve ou à Sulis pour les années qu’elles leur avaient accordées. Au bout d’une heure, nous laissâmes ce cimetière derrière nous, et la vallée se resserra à mesure que les collines abruptes se rapprochaient des prés longeant la rivière ; bientôt, je le savais, la route tournerait vers le nord pour gravir les monts qui se dressaient entre la cité et Corinium.

Nous nous trouvions dans la partie la plus étroite de la vallée lorsque nous vîmes les charretiers revenir en courant. Ils avaient laissé Aquae Sulis la veille, mais leurs chariots lents n’avaient pas dépassé le tournant, et à l’aube, ils avaient abandonné leurs sept précieuses charges d’aliment. « Les Saïs ! cria l’homme qui courait vers nous. Il y a des Saïs !

— Imbécile », murmurai-je, puis je criai à Issa d’arrêter les hommes en fuite. J’avais laissé Guenièvre chevaucher ma jument, elle mit pied à terre, je me hissai lourdement sur le dos de l’animal et l’éperonnai.

Je dépassai les bœufs et leurs chariots, abandonnés au tournant de la route, pour scruter le sommet du col. Un moment, je ne vis rien, puis des cavaliers apparurent près de quelques arbres, sur la crête, à environ un quart de lieue. Ils se profilaient sur le ciel de plus en plus brillant et je ne pouvais distinguer les symboles de leurs boucliers, mais je supposai que c’étaient des Bretons et non des Saxons, parce que ceux-ci ne comptaient guère de cavaliers.

Je pressai ma jument de gravir la côte. Aucun des cavaliers ne bougea. Ils se contentèrent de me regarder, mais au loin, sur ma droite, d’autres apparurent au sommet de la colline. C’étaient des lanciers et la bannière qui flottait au-dessus d’eux me révéla le pire.

C’était un crâne d’où pendait ce qui semblait être des chiffons, et je me souvins de l’étendard de Cerdic, le crâne de loup avec sa queue en lambeaux faite de peau humaine. Ces hommes étaient des Saxons et ils nous barraient la route. Ils ne semblaient pas très nombreux, peut-être une douzaine de cavaliers et cinquante à soixante fantassins, mais ils tenaient le sommet et je ne pouvais dire combien d’autres étaient peut-être dissimulés derrière la crête. J’arrêtai ma jument et contemplai les lanciers, voyant cette fois le soleil se refléter sur les larges lames des haches que certains d’entre eux portaient. Ce ne pouvait être que des Saxons. Mais d’où venaient-ils ? Balin m’avait dit que Cerdic et Aelle longeaient la Tamise, aussi ces hommes venaient-ils probablement de cette large vallée, mais peut-être étaient-ce des lanciers de Cerdic fidèles à Lancelot. En fait, leur identité n’importait pas vraiment, tout ce qui comptait, c’était que notre route était barrée. D’autres ennemis apparurent encore, leurs lances hérissant la ligne d’horizon, tout le long de la crête.

Je fis pivoter la jument et vis Issa s’avancer avec mes lanciers les plus chevronnés au-delà des chariots bloquant le virage. « Des Saxons ! criai-je. Forme le mur de boucliers ! »

Issa contempla les lanciers, au loin. « Nous les combattrons ici, Seigneur ?

— Non. » Je n’osais pas me battre dans un endroit aussi défavorable. Nous serions forcés de lutter à flanc de coteau, soucieux de nos familles, laissées derrière nous.

« Nous allons emprunter la route de Glevum ? » suggéra Issa.

Je fis signe que non. Elle devait être encombrée de réfugiés et si j’étais le commandant saxon, je n’aurais rien souhaité de mieux que de poursuivre un ennemi inférieur en nombre sur cette voie. Nous ne pourrions pas les prendre de vitesse et il n’aurait aucun mal à se frayer un passage entre ces gens pris de panique. Il était possible, et même probable, que les Saxons ne nous poursuivraient pas et seraient plutôt tentés de piller la cité, mais c’était un risque que je n’osais pas courir. Je levai les yeux vers la haute colline et vis apparaître encore d’autres ennemis sur la crête brillante de soleil. Bien qu’il fût impossible de les compter, il était clair qu’il ne s’agissait pas d’une petite bande de guerriers. Mes propres hommes formaient un mur de boucliers, mais je savais que je ne pouvais pas mener bataille en cet endroit. Les Saxons étaient plus nombreux et tenaient le sommet. Combattre ici, ce serait mourir.

Je me retournai sur ma selle. À un quart de lieue, juste au nord de la Voie du Fossé, se trouvait une forteresse des anciens et sa vieille muraille de terre, très érodée maintenant, se dressait sur la crête d’une colline escarpée. Je montrai du doigt les remparts d’herbe. « Nous montons là-haut, dis-je.

— Là-haut, Seigneur ? » Issa semblait perplexe.

« Si nous tentons de leur échapper, ils nous suivront. Nos enfants ne peuvent pas marcher vite et, à la longue, ces bâtards nous rattraperont. Nous serons forcés de former un mur de boucliers, de mettre nos familles au centre et le dernier d’entre nous à mourir entendra la première de nos femmes hurler. Mieux vaut nous retrancher dans un endroit où ils hésiteront à nous attaquer. À la fin, il leur faudra bien choisir. Soit nous laisser tranquilles et repartir pour le nord, et dans ce cas, nous les suivrons, soit se battre, et si nous sommes en haut d’une colline, nous aurons une chance de gagner. D’autant plus que Culhwch va passer par ici. Dans un jour ou deux, nous serons peut-être plus nombreux qu’eux.

— Alors, nous abandonnons Arthur ? demanda Issa, scandalisé par cette idée.

— Non, nous tenons une troupe de Saxons éloignée de Corinium. » Mais Issa avait raison et je n’étais pas fier de mon choix. J’abandonnais Arthur parce que je ne voulais pas mettre en danger la vie de Ceinwyn et de mes filles. Tout le plan de campagne d’Arthur était anéanti. Culhwch était isolé quelque part, dans le sud, et j’étais piégé à Aquae Sulis pendant que Cuneglas et Œngus Mac Airem se trouvaient encore à plusieurs lieues de là.

Je revins en arrière pour prendre mon équipement et mes armes. Je n’avais pas le temps de revêtir mon armure, mais je coiffai mon casque au plumet de poils de loup, cherchai ma lance la plus lourde et m’emparai de mon bouclier. Je rendis la jument à Guenièvre et lui dis d’emmener les familles en haut de la colline, puis j’ordonnai aux recrues et à mes plus jeunes lanciers de conduire les sept chariots de nourriture jusqu’à la forteresse. « Peu m’importe comment vous le ferez, leur dis-je, mais je ne veux pas que l’ennemi s’en empare. Attelez-vous aux timons s’il le faut ! » J’avais abandonné les véhicules d’Argante, mais durant une guerre, une pleine charretée de vivres est plus précieuse que l’or et j’étais décidé à ne pas laisser ces réserves à l’ennemi. Si nécessaire, j’y mettrais le feu, mais pour le moment, je voulais tenter de sauver ces provisions.

Je rejoignis Issa et pris place au centre du mur de boucliers. Les rangs ennemis grossissaient et je m’attendais à tout moment à ce qu’ils chargent comme des fous du haut de la colline. Ils étaient bien plus nombreux que nous, mais ils ne le firent pas et chaque instant d’hésitation de leur part offrait à nos familles et aux précieux chargements de nourriture plus de temps pour atteindre le sommet de l’autre mont. Je jetais sans cesse des regards derrière nous, surveillant la progression de nos chariots, et quand ils furent à mi-pente, j’ordonnai à mes lanciers de reculer.

Cette retraite poussa les Saxons à attaquer. Ils poussèrent des cris de défi en dévalant la route, mais ils avaient trop tardé. Mes hommes eurent le temps de traverser à gué un ruisseau qui dégringolait des collines pour se jeter dans la rivière, et maintenant, c’était nous qui les dominions. Dans leur lente progression vers la forteresse, mes soldats restaient en ligne droite, leurs boucliers se chevauchaient, ils tenaient leurs longues lances d’une main ferme, et cette preuve de leur entraînement arrêta la poursuite saxonne à une vingtaine de toises de nous. Ils se contentèrent de lancer des insultes et des défis, pendant qu’un de leurs sorciers nus dont les cheveux oints de bouse de vache pointaient dans tous les sens s’avançait en dansant et en nous injuriant. Il nous traita de cochons, de lâches et de boucs. Il nous maudit et pendant ce temps, je les comptai. Il y avait cent soixante-dix hommes dans leur mur de boucliers, et d’autres n’étaient pas encore descendus de la colline. Je les comptai et les chefs saxons, sur leurs chevaux, derrière leurs hommes, nous comptèrent aussi. Je pouvais maintenant voir leur bannière et c’était bien l’étendard de Cerdic, le crâne de loup aux lanières de peau humaine, pourtant lui n’était pas là. Ce devait être une de ses troupes venue de la Tamise. Ils nous surpassaient en nombre, mais leurs chefs étaient trop prudents pour nous attaquer. Ils savaient qu’ils pouvaient nous vaincre, et aussi quel tribut effroyable soixante-dix guerriers expérimentés pouvaient prélever dans leurs rangs. Nous avoir éloignés de la route semblait leur suffire.

Nous gravîmes lentement la colline à reculons. Les Saxons nous observaient, mais seul leur sorcier nous suivit et, au bout d’un moment, il se lassa, cracha sur nous et fît demi-tour. Nous raillâmes à grands cris la timidité de l’ennemi, mais en fait, j’éprouvai un immense soulagement.

Faire franchir l’ancien rempart herbu à nos sept chariots de précieuse nourriture et les amener sur le sommet arrondi de la colline nous prit une heure. Je parcourus notre forteresse et découvris quelle merveilleuse position de défense elle offrait. Le plateau était un triangle bordé de chaque côté par un versant si abrupt que tout assaillant peinant à le gravir serait à la merci de nos lances. J’espérais que ces escarpements décourageraient les Saxons d’attaquer, que dans un jour ou deux l’ennemi s’en irait, et que nous serions alors libres de repartir vers Corinium. Nous arriverions en retard et Arthur serait sans doute en colère contre moi, mais, pour le moment, j’avais gardé saine et sauve cette partie de l’armée de Dumnonie. Nous comptions plus de deux cents lanciers, nous protégions une foule de femmes et d’enfants, sept chariots et deux princesses, et notre refuge était une colline herbue dominant la profonde vallée d’une rivière. J’allai trouver l’un des enrôlés et lui demandai comment s’appelait ce lieu.

« Comme la cité, Seigneur, répondit-il, apparemment stupéfait que je veuille connaître ce détail.

— Aquae Sulis ?

— Non, Seigneur ! L’ancien ! Le nom qu’elle avait avant l’arrivée des Romains.

— Baddon, dis-je.

— Et ici, c’est le Mynydd Baddon, Seigneur », confirma-t-il.

Le mont Baddon. Avec le temps, les poètes feraient résonner ce nom dans toute la Bretagne. Il serait chanté dans les manoirs et enflammerait le sang des petits garçons pas encore nés, mais pour le moment, il ne signifiait rien pour moi. C’était seulement un bastion pratique, une forteresse aux murailles herbues, et un endroit où, contre mon gré, j’avais planté mes deux bannières dans le gazon. L’une portait l’étoile de Ceinwyn, alors que sur l’autre, récupérée dans l’un des chariots d’Argante, s’étalait l’ours d’Arthur.

Or donc, dans la lumière matinale, claquant au vent de moins en moins humide, l’ours et l’étoile défiaient les Saxons.

Sur le Mynydd Baddon.

Excalibur
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